Entre – extrait 1

 
 

Elle se glisse un peu vers la droite, sur le siège en cuir. Elle incline la tête et regarde par-dessus l’épaule du chauffeur. Le fracas de la pluie sur la tôle, malgré l’habitacle calfeutré, l’a réveillée. Par la vitre de la portière elle ne voit que de l’eau, projetée en tous sens.
Le clignotant. La voiture se déporte un peu vers la gauche, dépasse le camion. La pluie, battante. On roule vite, presque aussi vite que sans pluie. L’habitude, les horaires, des rendez-vous, l’habitude. Pourquoi ralentir ? La pluie tombe. Elle tombe de partout à partout. Elle est sur la vitre, elle est sur le sol, elle est soulevée par les roues en tourbillons verticaux, en explosions éternelles. L’eau tombe de partout à partout, partout sur la route, et de la route soulevée en tous sens, envoyée en tous sens, explosée.

On roule vite, presque aussi vite que d’ordinaire. Mais l’eau montre. Il suffirait d’un écart, d’un coup de volant, d’un clignotant oublié, d’un sachet volant, d’un regard oublié. Il suffirait d’un rien. Il suffirait de rien. Tout s’envolerait partout, comme l’eau en tous sens. Les voitures, le métal, le cuir, les corps, les chairs, les sangs. Envoyés en l’air en tous sens, comme l’eau. L’eau montre ce possible de chaque instant. Elle regarde.

Elle pose son sac sur la table à côté du siège et s’assied. Dans un avion on ne peut guère faire que cela. Elle aimerait ne pas être assise. Son corps aimerait…, elle ne sait trop quoi. Quelque chose d’autre. Elle regarde par le hublot. Les pistes en un réseau enchevêtré. La pluie a cessé.
Elle est en avance. Depuis ce nouveau client, qui chaque nuit part avant la fin de la nuit, elle est en avance. A chaque départ de Paris.
Comme la fois dernière, la femme de ménage n’a pas fini. Sonia. D’où connait-elle son prénom ? Elle ne parle presque jamais, à personne. Aux clients un peu, il le faut. Sonia, elle en est presque sûre. Elle l’a croisée quelquefois. Elle terminait, rangeait son chariot, s’effaçait dans les couloirs pour laisser passer les filles, les passagères.
Elle a été enceinte, Sonia. Elle se rappelle cela. Qu’elle n’a pas compris tout de suite cette lourdeur étrange du corps. Il a fallu que les filles en parlent – parfois elle entend ce qu’elles disent, parfois seulement – pour qu’elle comprenne.
Elle regarde Sonia s’affairer. Elle n’est plus enceinte, voit-elle soudain. Une légèreté nouvelle du corps, mais aussi une autre lourdeur, du corps, étranges, étranges encore, toutes deux.

Aparté – à moi.
Il sera question du sens. Du non-sens. Du sens qu’elle donne, malgré tout. Elle se rendra compte de cela, qu’elle donne un sens – à sa vie-, malgré sa vie erratique.
Trois villes, n’y être jamais, toujours entre deux, toujours en vol. Ne rien construire. Un sens pourtant.
Dresser le tableau, d’abord. Trois villes. Trois vols. Des personnes entrecroisées. Dans les villes, en vol. Lui qui ne finit pas la nuit. Paie la nuit mais ne la finit pas.
Le chauffeur de taxi qui, Dieu ne sait pourquoi, perçoit la masse opaque et bruissante de la vie des hommes. A égaré quelque part, oublié, perdu, le voile habituel, poli, policé, des réalités partagées.
Plus tard il le lui dira – même si Dieu ne sait pourquoi. Il a perdu un enfant. La mère de l’enfant est devenue folle. Folle de plusieurs folies qui se sont succédées : n’importe quel délire, n’importe quelle horreur, plutôt que la mort de son enfant, plutôt que son enfant mort. Plus tard il lui dira :
“Une nuit qu’elle ne dormait pas, je suis devenu fou moi aussi. D’une folie inverse. Elle a été, elle était la marionnette de tant de scénarios absurdes. Ma folie a été de ne plus être la marionnette de rien. Ma folie est encore. Il n’y a plus de surface des choses. Il n’y a plus de superficie convenue, convenable, sensée, censée donner un sens. Il n’y a plus. Je suis dans l’épaisseur des actes, des instants, des corps.”
Et Sonia, la femme-mère.
Elle imaginera. Pourquoi ne finit-il pas la nuit ? Elle imaginera des explications, elle imaginera des histoires. En vol elle imaginera. Avec précaution d’abord : une idée, quelques mots. Avec précaution, ou plutôt comme un accidenté en rééducation, qui recommence à marcher. Puis les mots, les images, deviennent moins malhabiles.
En vol elle imaginera. Les yeux dans le blanc trop éclatant des nuages. Rien de ce qu’elle a imaginé ne tient. Ce ne peut être ceci, ni cela, ni encore autre chose. C’est bien quelque chose, pourtant.

Cyrielle Weisgerber

 
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