L’incandescence et l’autre ?
décembre 2019
Y a-t-il de l’inspiration dans les textes de psychanalyse ? est-il question d’inspiration, est-elle en jeu dans cette forme d’écriture ?
Je soutiendrai que oui, qu’elle peut être en jeu dans l’écriture du psychanalyste, dans la parole du psychanalyste aussi.
J’irai plus loin d’ailleurs. De quoi pouvons-nous parler, si ce n’est d’un bout de quelque chose que nous avons touché du bout du doigt, et qui par cela même nous inspire ? Touché du bout du doigt par la pratique, l’analyse personnelle, les réflexions, la rencontre d’un autre, de sa parole ou de ses textes.
Toucher quelque chose du bout du doigt, et ce qu’il nous arrive de toucher, par hasard ou par destinée (choisissons-nous ?) nous inspire. L’inspiration a alors un effet essentiel. Alors que tout discours court le risque d’être creux, pur baratin, le discours inspiré n’est pas creux : ou plutôt, dans le creux du discours, à la place du vide creux, le souffle du vivant.
Je m’éloigne peut-être, je m’égare, qu’on me pardonne, il me semble plutôt que je m’approche, comme dans le jeu de “cache-cache” “je brûle”, alors je continue.
Est-il trop mystérieux de parler du vivant ou de l’humain ? Est-ce trop peu scientifique pour qui se veut psychanalyste, est-ce trop peu “sérieux” ?
Cependant cela existe, ce truc-là, le vivant, l’humain, l’incandescence du vivant et du drame humain, cela existe, une touche une bulle de chaleur au creux de chaque chose, chaleur et brûlure, l’incandescence. Il est étonnant plutôt que nous puissions parler de quelque chose, quoi que ce soit, sans ressentir sans mesurer sans frémir de la morsure de ce truc-là, le vivant, l’humain. Nous surtout, psychanalystes, qui ne nous occupons que de vie et d’humain, qui lorsque nous parlons de psychanalyse ne parlons que de vie et d’humain. Comment pouvons-nous produire des paroles, des textes, qui ne vibrent pas d’incandescence ? Comment pouvons-nous parfois nous ennuyer nous-mêmes, nous ennuyer les uns les autres ? Quelle est la puissance anesthésiante immense du baratin du discours, pour nous faire oublier l’incandescence ?
C’était une forme de préambule – un peu allumé, certes. Soit.
Le truc qui m’a touché le bout du doigt, à la lecture du dernier numéro du bulletin de l’Agora, a été un truc sur l’altérité. Un petit truc, mais un truc assez précis, que j’ai envie d’essayer de formuler ici.
Dans son texte (“Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage…”), Jennifer Griffith fait entendre un écho entre la position de Freud sur l’analyse profane, et l’actualité des migrations et fermetures de frontières. Freud soutient la nécessité d’une ouverture entre les différents domaines (psychanalyse et sciences, culture, etc), qui conditionne la possibilité d’un dialogue entre les différents discours : le dialogue entre les discours, l’articulation entre les discours, se révélant essentiels à éviter la cristallisation de chaque discours, l’hermétisme stérile et creux de chaque discours.
L’écho avec les histoires de migrants et de frontières a soudain éclairé pour moi tout le tranchant de la position de Freud : l’importance radicale de la possibilité de l’ouverture à l’autre (qui passe également par ces faits qui pourraient sembler simplistes de la rencontre au sens fort, de l’accueil), et sa non moins radicale difficulté. Il y a d’ailleurs presqu’autant de difficulté à ne serait-ce que saisir de quoi il s’agit, dans cette “ouverture à l’altérité”.
Qui est aussi “ouverture” du sujet à sa subjectivité, moment d’accès du sujet à quelque chose de sa subjectivité. L’altérité ou subjectivité de l’autre et la subjectivité du sujet sont en continuité.
Ce point-là, l’ouverture à l’altérité de l’autre, correspond alors au “propre” de la cure analytique, à son point vif. Si la cure ne permet pas l’ouverture à la subjectivité (de l’autre et de soi), quoi d’autre pour le permettre ? Si la cure ne tend pas vers l’ouverture à la subjectivité, vers quoi tendrait-elle ?
Mais de quoi s’agit-il, derrière les mots et formules ?
Le discours ambiant nous fournirait son lot de banalités et platitudes : ne perdons pas notre temps à les parcourir. L’ouverture à l’altérité, c’est éviter (pour le moins) les deux écueils de se prendre pour soi-même et de prendre l’autre pour l’autre.
Ce serait le point où on échappe à deux menaces d’enfermement/d’envahissement, par le Moi et par l’Autre, dans le Moi et dans l’Autre :
enfermement dans le Moi : nous sommes du côté du narcissisme, de l’identification, de l’autre pris pour identique à soi-même, perçu seulement dans les traits du Moi projetés sur lui. De ce côté-là, il est étonnant de mesurer l’hermétisme du sujet qui n’a accès à rien de l’autre dans son altérité.
envahissement par l’Autre : les mécanismes psychotiques nous en donnent l’illustration la plus manifeste, même s’il concerne également les névrosés. Prendre l’autre (de la réalité, celui avec qui on prend un café, etc) pour l’Autre, c’est être la marionnette de son délire, ou de son fantasme. Le sujet délirant en témoigne à ses dépens : l’Autre l’envahit, le dirige, le guide, le traverse, il n’est plus que le véhicule de l’Autre. De ce côté-ci nous pourrions parler de perméabilité à l’Autre, l’Autre des mécanismes psychiques, non l’autre de la réalité (en train de boire son café).
Et le plus étonnant, pour moi du moins, dans l’expérience de l’analyse, est de mesurer que le “normal”, le moins souffrant, le plus capable de mener un peu sa vie, le névrosé léger, n’échappe ni à l’hermétisme ni à la perméabilité, mais les mélange selon un subtil dosage qui lui permet le plus souvent de ne percevoir ni l’un ni l’autre. Et, entre hermétisme et perméabilité, de ménager parfois, par la plus surprenante des magies, un moment d’accès à la subjectivité de l’autre, à sa propre subjectivité. Au milieu d’un patchwork invraisemblable de fragments de discours ambiant, soudain une parole prononcée, soudain une parole de l’autre entendue.
Voici le point que je souhaitais formuler : l’étonnante complexité, conglomérat de mouvements paradoxaux, être fragile fait de bric et de broc que se révèle “être” un être humain, bien loin de “l’épanouissement personnel” et de “la meilleure version de soi-même” plébiscités par les réseaux sociaux. (cf note 1)
Et malgré ou à travers cela, la possibilité d’une ouverture à la subjectivité. Au creux d’un discours creux, soudain une parole.
Possibilité qu’une cure vient soutenir, élargir, voire créer. Possibilité que le travail de psychanalystes réunis en institution peut continuer à soutenir, élargir, voire créer.
Cyrielle Weisgerber
note 1 : il y aurait à préciser de plus, à propos de ces questions d’errances de l’être humain à essayer d’être sujet entre Moi et Autre, de quelle manière la dimension pulsionnelle y intervient : sans pulsions ni Moi ni Autre ne se construisent, sans objets partiels puis objets a déposés en l’autre déposés en moi, aucune image du Moi ne se constitue, etc… Le “conglomérat” en question s’en retrouve pimenté de quelques objets partiels, scenarii fantasmatiques ou pervers et autre objets a…