Mises à mal de l’humain et points de fuite du désir

 
 

juin 2021

“Tout” est dans le titre.

Tout ce qui me pousse à écrire aujourd’hui, ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, en partie au moins – que pouvons-nous faire entendre, que pouvons-nous entendre, entre malentendus, projections et faux semblants ?.. -, tout est dans le titre. Je vais essayer de déplier un peu.

Points de fuite du désir

Une discussion avec Jean-Richard Freymann m’a donné l’envie d’écrire ceci, aujourd’hui (18 décembre 2020).
Il a évoqué le rôle du point de fuite dans les tableaux, et le moment de révolution de l’art pictural qu’a été l’invention de la perspective. La perspective implique un point de fuite du regard, un point à travers le tableau, au-delà du tableau, qui fait passer du plat de deux dimensions à la profondeur et l’espace de trois dimensions.
Le désir est un point de fuite dans le tableau, a-t-il ajouté. Le mouvement désirant ouvre un point de fuite, ouvre la perspective. Et cela me parle, aujourd’hui, cela ouvre la perspective, en effet – je me rappelle avoir entendu déjà cette histoire de point de fuite et n’avoir pas saisi, n’avoir pas été saisie par la métaphore.
Une réalité réduite à deux dimensions est plate, fermée, enfermante, compacte, asphyxiante, écrasante – un monolithe. Le mouvement désirant y creuse une brèche, le monolithe se déplie – théâtre d’ombres et de lumières en toutes directions, de l’air, plus d’air, du souffle, des vents, soudain on respire !

Précision importante : de quel désir parlons-nous, quel est ce désir qui a effet de point de fuite ?
Le désir en tant que mouvement désirant. À l’opposé ou presque des mouvements pulsionnels “premiers”, et pourtant intimement mêlés, constitués de la même matière. Prodige et magie des mécanismes psychiques humains : “transformer” les pulsions (“je veux te manger, je veux te frapper, je veux jouir de toi, etc…” : et ces formules sous forme de phrases sont trop construites déjà pour rendre compte des pulsions, les phrases induisent d’emblée un sujet et une articulation sous forme de fantasme : il faudrait dire plutôt : “vouloir manger, frapper, jouir…”, “veux manger moi toi”, “toi moi veux frapper”…) ;
transformer les pulsions en désir, en mouvement qui au fond se fiche de l’objet, sait bien quelque part qu’il n’attrapera pas l’objet, qu’à vrai dire même il n’y a pas d’objet. L’objet n’est qu’un leurre, nécessaire pourtant.

L’objet cause du désir (objet a de Lacan) n’est qu’un leurre, un point de fuite dans le tableau. Quelque chose qui fait brèche dans ce qui sans la brèche serait du plein, du trop-plein, de l’étouffant, de l’écrasant.
Les lacaniens parlent de “trou”, de “manque” – il leur est souvent reproché de n’avoir que ce mot à la bouche. Mais en effet il n’y a d’air (psychique), il n’y a d’espace, il n’y a de vide, il n’y a d’espace à trois dimensions où le mouvement est possible, que si quelque chose quelque part tient lieu de point de fuite. En passant de l’objet de la pulsion (ou même du besoin) à l’objet du désir, on passe de quelque chose qui se consommerait, qui serait censé satisfaire, combler, à quelque chose qui à n’être qu’un leurre permet surtout de maintenir un espace vide derrière le voile du leurre.
Brèche par laquelle s’engouffrent tous les souffles du mouvement désirant.

(…)

note 1 : Il y a eu une suspension d’écriture, liée en partie aux effets de “fermeture” décrits plus loin. Je reprends, nous sommes le 5 février 2021, la fermeture ne s’est levée en rien.
Un point de fermeture supplémentaire s’est ajouté, dans ma vie personnelle. J’essaie de me rappeler les paroles de ce jour lointain de discussion, en décembre, et de faire résonner les mots : “le point de fuite du mouvement désirant”…!
“Ne pas céder sur son désir”, disait un autre (Lacan). Je propose une variante : “ne pas céder sur le point de fuite du mouvement désirant”. Allons-y, prenons des pinceaux et peignons-le dans le tableau chaotique du monde.

Mises à mal de l’humain ?

La formule “mises à mal de l’humain” m’est venue à propos d’une certaine “fermeture” induite par la trop fameuse situation sanitaire actuelle.
Mais nous en parlons trop, nous en parlons plus que nous ne le voulons, le sujet revient au coin de toutes les bouches, constamment. Alors je n’en rajouterai pas de ce côté-là, vais tâcher de me tenir. Je soulignerai deux points de fermeture, qui ont peut-être des effets surtout parce qu’ils viennent en écho à des mécanismes spontanés de “l’humain”. Mon idée serait : la situation actuelle provoque une mise à mal de l’humain, qui entre en écho avec le fait que « l’humain est sa propre mise à mal”, rien ne met à mal l’humain autant que l’humain lui-même.
Rien ne menace la parole autant que la parole elle-même.
Et les points de fermeture évoqués ne font que venir toucher les verrous potentiels de chacun, déjà présents. Je m’explique…

Fermeture de l’espace : confinement, l’espace se réduit au “chez-soi”, espace doté éventuellement d’un prolongement jusqu’au lieu du travail. Derrière mon masque, à distance de l’autre qu’il ne faut surtout pas toucher, je me sens comme une cosmonaute dans sa combinaison hermétique, reliée à l’intérieur de la capsule spatiale de mon chez-moi – un seul espace, clos.

(…)
Deuxième suspension d’écriture – 28 février 2021.

Fermeture à l’autre : “distanciation sociale”, masques, absence de contact physique. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même qui ne peuvent se dire, que dans une certaine proximité physique de l’autre. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même se dire, qu’à toucher et sentir la peau de l’autre.

En particulier ce “prodige” qu’est le dialogue. L’endroit où l’humain peut être le plus absolument mis à mal (nié, annihilé), et l’endroit où l’humain peut exister sont le même endroit, celui de la parole.
À travers les mots le sujet s’exprime, existe, entre en dialogue avec un autre, se fait poète. À travers les mots aussi, se jouent les aliénations par les discours : discours dominant, discours courant, discours de l’autre de la réalité, discours de l’Autre en soi (aliénation “interne”…).
Je veux dire, la parole est une possible danse de mots, une possible étincelle, une potentielle incandescence. Mais c’est elle aussi qui se fige en monolithes écrasants, discours extérieurs (discours courant, dominant…) ou discours intérieur (structure des symptômes psychiques). Camisoles externes ou internes. Auxquelles le sujet n’échappe que par les brèches ouvertes par le point de fuite du désir…

À tel point qu’il devient étonnant, lorsque l’on y pense, que se produise le “prodige” du dialogue. Deux êtres humains (se) parlent. Chacun dans les mirages de ses propres aliénations, enfermé dans ses bulles à couches multiples, oignon de bulles. Les mots, dans une direction et dans l’autre, ont à traverser les couches multiples. Malentendus, de soi par soi et de soi par l’autre et de l’autre par soi, projections de morceaux de soi sur l’autre, semblants, faux semblants. Comment est-il possible, à la fin, que l’un entende quoi que ce soit de l’autre ?…

La parole n’est pas le véhicule limpide de la pensée ou de l’être du sujet.
Qu’est-ce que la parole, alors ? Lacan propose que la parole est un parasite, une forme de cancer (!), dans une citation qui “me parle” beaucoup :

C’est bien en quoi ce que l’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé.
J. Lacan, Le séminaire LIvre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005, p.95.

Le “malade” évoqué par Lacan est un patient hospitalisé qui présente des mécanismes psychotiques, en particulier un “automatisme mental” : il ressent, lui, que la parole le parasite, qu’elle parle sans lui, qu’on le fait parler, qu’il est parlé par la parole plus qu’il ne la parle.
Pourquoi un homme “dit normal” ne le ressent-il pas, ne s’en aperçoit-il pas ?

Ma réponse sera rapide, une proposition d’indice, d’indication à reprendre, réfléchir. L’humain “dit normal” mélange aux effets de parasitage et placage de la parole, les effets de dialogue de la parole.
Par “effets de dialogue” ou encore “effets de rencontre”, je désigne ce truc incroyable, improbable, étrange et surprenant, qu’à travers les masques, voiles, baillons, boules Quies de nos aliénations, l’un entend un peu quelque chose de l’autre, tout de même, parfois. Les mots produisent des semblants, des faux semblants. Parfois dans le semblant lui-même quelque chose se fait entendre, parfois dans le redoublement de faux semblants passe tout de même quelque chose, de l’un à l’autre.
Comment ce “prodige” se produit-il ?

Je repense à une autre citation de Lacan, dans laquelle il parle de “produire des vagues” :

« L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour produire des vagues.”
J. Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines, in Scilicet 6/7, 1975.

Ce que nous appelons dialogue, ce que nous appelons “se comprendre”, est-ce autre chose que le roulis des vagues ?
Est-il possible de produire des vagues, de ressentir le roulis des vagues, sans la présence physique, la proximité de l’autre ?
Je me pose la question en ce qui concerne le dialogue amical, en ce qui concerne aussi la pratique, les “téléséances”. Je proposerai que des “piqûres de rappel” – nous sommes en pleine campagne de vaccination anti-COVID – de présence physique sont nécessaires, de temps à autre, et que le dialogue à distance, amical ou dans la pratique, ne fonctionne que lorsque chacun connaît un peu, déjà, le mouvement des vagues de l’autre, pour pouvoir s’en laisser bercer et secouer, même par ondes télémagnétiques interposées…

Je reviens à la question de départ : la “distanciation sociale” provoque-t-elle une distance avec l’autre, une plus grande fermeture à l’autre, qui empêcheraient les effets de dialogue ?
Je n’en sais rien. Nous avons vu toutes les capacités de résistance de l’humain (il n’y a jamais eu autant d’échanges de paroles que lors du fameux “premier confinement” ? ; et ce sourire qui se lit si fort dans les yeux par-dessus le masque, etc… ; et ceux qui, quelles que soient les interdictions, se retrouvent tout de même…).
J’ai envie de rappeler, simplement, le prodige et la fragilité du dialogue, le prodige et la fragilité de “s’entendre” un peu. Quelque chose comme marcher sur une corde tendue au-dessus du vide.
Il ne faudrait pas trop de vent, tout de même.
Il ne faudrait pas, non plus, faire rompre trop de fils de la corde…
Ne tirons pas trop fort ? ou encore, tentons de retisser les fils ? N’oublions pas de quels fils est faite la corde sur laquelle nous marchons ?..

Cyrielle Weisgerber

 
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