Entre – extrait 2

 
 

Sonia s’arrête trois marches avant le palier. Elle, qui monte les escaliers à sa suite, heurte son dos. 

  • Pardon…
  • Pardon… J’ai à te demander… ma sœur est là, elle s’occupe des enfants pendant que je travaille. Il faudra bien que je lui dise… Comment t’appelles-tu ? Je te présenterai, je lui dirai “voici ma collègue”, je peux dire cela, n’est-ce pas ? Il faudra bien que je lui dise quel est ton nom. Quel est ton nom ?
  • Nadja.
  • C’est ton vrai nom ? Je veux dire, il y a un nom de travail, toujours, non ? Est-ce ton nom de travail, est-ce ton vrai nom ? Est-ce toi qui l’as choisi ?
  • Les deux, un peu les deux. Je ne savais pas quel nom choisir, je les ai laissés choisir, ils ont dit “Nadja”. Ils ne connaissaient pas le nom d’avant. Le nom d’avant, c’est le même. Mais le nom d’avant…
  • Il n’existe plus ?
  • Non. Le nom d’après l’a remplacé, effacé.

Douceur de l’appartement de Sonia. Surprenante, pour elle, cette douceur. Presque un malaise. 

Les voix légères, dansantes, intonations papillonnantes de Sonia et de sa sœur. La sœur s’est occupée de l’enfant et du bébé pendant l’absence de Sonia. Elle est restée lorsqu’elles sont arrivées. 

Sonia a commencé à cuisiner, sa sœur l’a secondée, dans la cuisine, dans la discussion. Main gauche et main droite sur le piano.

Elle se laisse gagner peu à peu par la douceur. 

Le bébé dort. L’enfant sollicite sa mère, sa tante. Elles sont là, elles répondent, monde ouaté autour de l’enfant. Echo des mots de l’une dans la voix de l’autre. Monde ouaté, rassurant. L’enfant sourit, confiante. Mêmes expressions de Sonia, de sa soeur. On entend qu’elles les ont entendues enfants. Le monde qu’on leur a parlé, elles le parlent identique. On leur a appris ce qu’est le monde, la vie, elles le savent, elles le répètent.

Le malaise la reprend, s’immisce en elle. Pourquoi, se demande-t-elle. C’est si rassurant, et l’enfant bien à sa place dans le monde qu’on lui parle, et même il y a du sens. Ce sens-là n’est-il pas vrai, en fin de compte ? Sagesse de la vie ? de l’enfance, de la mère face à l’enfance ? Mais le malaise. Pourquoi?

L’enfant joue. Emportée par son mouvement propre, exaltée. Remontrances de Sonia. Le mouvement, présent encore, cela palpite encore en l’enfant.

Menaces de Sonia. Reprises par sa sœur. Même discours, même monde, mêmes menaces. Le regard baissé de l’enfant. Elle croit ce monde dont on lui dessine les barreaux.

Elle étouffe, étouffe. Dit qu’elle sort fumer une cigarette. Sort, s’échappe.

Petite terrasse d’un grand immeuble, quartier populaire. Peu avant midi. Des gens un peu partout, deci, delà, vont où ils doivent aller. Semblent savoir, tous, où ils vont, où ils doivent aller. Elle lève les yeux très haut, cherche, trouve, regarde un coin de ciel. Respire.

Lorsqu’elle rentre le repas est prêt. Sonia, sa sœur, l’enfant l’attendent. Le bébé s’est réveillé, il est accroché au sein de Sonia, elle recouvre son sein et le repose dans le transat. Le bébé ne semble pas même surpris, ne proteste pas. 

Elle s’est rappelé, sur la terrasse, la raison pour laquelle elle a accepté l’invitation de Sonia. Elle se doutait, ces jours derniers, ces semaines dernières, que Sonia l’inviterait un jour. Et cherchait comment refuser. Sonia a cet intérêt pour elle, cet intérêt étrange, qu’elle ne comprend pas. Intérêt étrange pour ce qu’en elle elle ne comprend pas. Une gêne aussi, presque une honte, de son intérêt. Et ne peut pourtant l’étouffer.

Sonia l’a invitée. A pris le prétexte de lui présenter ses enfants. Alors elle a pensé, surprise par sa propre idée, pensé que Sonia pouvait l’aider à suivre l’homme. Celui qui part dans la nuit. Elle a accepté.

Quelques oiseaux dans un pan de ciel entre deux immeubles. Traversent le pan de ciel, s’élancent derrière l’immeuble. Le temps si court, si long, de leur vol derrière l’immeuble. Ils ont disparu, ils n’existent plus. Ils réapparaissent.

La sœur pose les plats sur la table, Sonia sert. Elles continuent à parler, tentent de la mêler à leur conversation. Cela ne fonctionne pas vraiment. Dans les brèches de la discussion l’enfant parle.

  • Et Kevin a tiré sur le bras de Lena quand elle courait, alors elle a pleuré, alors la maîtresse a dit qu’il ne fallait pas. Elle a dit : si on tire sur le bras on peut le casser… C’est vrai ?

La mère et la tante commentent, renchérissent, répètent l’interdit. Les réponses n’éteignent pas la question de l’enfant.

  • Non, c’est vrai, ça peut se casser un bras ? Et après on fait comment, on le fixe, on le recolle ?

Les deux femmes expliquent : l’hôpital, les radios, le plâtre.

Moue de l’enfant ; elle ne parlait pas de cela, elle parlait de bras cassé, vraiment cassé, arraché. Qu’est-ce qu’on fait quand on a arraché un bras à un copain qui courait trop vite ? La tante, la mère, n’entendent pas, ne voient pas le bras arraché. Elle -Nadja-, elle voit. Elle aimerait dire, à Sonia, à sa soeur, de se taire. Vertige du corps, de ses parties. On tronçonne bien les arbres, le corps est moins solide. Visions d’horreur.

Vertige. Elle sourit à l’enfant. Elles reconnaissent l’une l’autre, dans le regard de l’autre, le fond d’horreur. Se sourire quand même. Pont au-dessus du vide.

Elle ne peut pas parler à Sonia, de l’homme. Sa sœur bavarde, légèreté des mots, bulles de savon. Plusieurs fois les mots trop forts de l’enfant. Plusieurs cigarettes sur la terrasse. Respirer. Respirer.

L’enfant la rejoint, les deux femmes font la vaisselle, ne l’ont pas vue se faufiler.

  • Demain quand on aura dormi, le soir du matin de demain, tu reviendras ?
  • Je ne crois pas, pas demain. Un autre jour peut-être.
  • L’autre demain ?
  • Non, pas après-demain, je ne serai pas ici, dans cette ville, plus tard peut-être.
  • Un autre demain ?
  • Oui, un autre demain.
  • Tu seras où, quand tu ne seras pas ici ?
  • Je ne sais pas trop. Quelque part, ailleurs.

 
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