Fragments – extrait 1

 
 

La jeune fille

je parle votre langue, aujourd’hui je parle votre langue, quelle qu’elle soit je la parlerais, aujourd’hui. Oui, ils sont partis, ils sont à l’hôpital, autour d’un corps beaucoup trop petit, et non je ne les rejoindrai pas, non. Je sais déjà, je veux me garder encore, encore un peu, de savoir.

J’ai dormi chez une amie. J’ai une amie en ce pays, je n’aurais pas cru, après tant de pays traversés, trouver une amie. Dans le parc là-bas, nous nous sommes croisées, elle a vu quelque chose dans mes yeux, et moi dans les siens.
Je sais que c’est dans les films, ça, dans les romans, mais non, ce n’est pas du tout, pas du tout, comme dans les films.

Elle a dans les yeux ce qu’avaient dans les yeux les femmes de mon pays, avant la guerre. À force de maladies, de guérisons, de morts des leurs, à force de grossesses, d’accouchements, de seins lourds de lait, de peaux fragiles – odeur de miel, de peaux tannées – odeur de labeur insensé. À force de cela, dans leurs yeux la déchirure de la douleur et du bonheur, une faille douce et cruelle dans leurs yeux. Mais douce aussi ; si rassurante, si caressante. Avant la guerre.
Puis il y a eu la guerre, des morts, des morts encore, encore : les femmes une déchirure au ventre, marchent pliées par le poignard au ventre, et leurs yeux vides, vides. La douleur à nulle autre pareille, le spectacle de leurs yeux vides.

Mon amie, mon amie a leur regard d’avant la guerre. Son père est mort, a été malade, est mort. Elle m’a dit, elle n’a pas raconté. Elle parle peu. Elle chante.
J’ai dormi chez elle cette nuit. Je suis sortie de l’appartement sans que mes parents ne m’entendent, il faisait nuit depuis longtemps déjà, tout le monde dormait, j’ai eu peur, quelque chose m’a fait peur, je suis allée chez mon amie, elle habite l’immeuble voisin, je suis allée réveiller mon amie, lui demander de chanter pour moi. Je me suis endormie sur son canapé. Ce matin un cri nous a réveillées. Le cri de ma mère. J’ai compris pourquoi la peur, je n’ai plus eu peur, juste la poigne glacée de l’horreur.

Irène

Arrête – toi. Tais – toi.
Il faut qu’elle s’arrête, il faut qu’elle se taise…….?
On ne peut pas, on ne peut pas dire, on ne doit pas – dire.
On a compris, voilà, c’est bon, il est mort, si petit, si petit, pas encore tout à fait enfant…

mais voilà, c’est bon, on a compris, un accident, il y en a plein, partout, et en même temps pas tant bien sûr, un enfant a statistiquement bien plus de chance de ne pas avoir d’accident, de ne pas mourir avant d’être assez vieux, assez con, assez chiant, pour qu’on se rende compte autour de lui qu’en un certain sens… n’est-ce pas…
le risque est si faible, le risque statistique est si faible, les parents d’un enfant peuvent dormir, et regarder des séries télé, et se lever à 4h30 pour aller trimer, tranquilles, il n’y a qu’un risque sur 100 000 que leur enfant meure d’accident avant de les avoir suffisamment emm… alors non, il faut qu’elle se taise, on ne peut pas dire, c’est obscène tout cela, faire du spectacle, choper les gens aux tripes, on n’a pas le droit, on n’a pas le droit… les laisser tranquilles, les laisser – dormir – tranquilles

 
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