Fragments- extrait 2

 
 

La jeune fille

J’ai marché, marché, il n’y a de sens à rien, l’horreur, marcher. Assise serrée contre les autres, dans des camions, des coffres, je ne sais plus. À la fin je préférais marcher, un semblant de sens, un pas devant l’autre.
des routes, tant de routes, des lieux, tant. Des visages.
Et là, ici, dans l’escalier. Dans l’escalier ?

Des routes, des camions, des visages, des paroles. La bâche bleue sur la remorque. Une femme sous la bâche bleue. Elle parlait à ma mère. Les yeux de ma mère. Ouverts, plus qu’ouverts, les yeux de ma mère laissaient couler hors d’elle les images que les paroles de la femme y déposaient. Je ne sais plus si j’ai entendu. Je sais qu’à la première halte j’ai cherché quelque chose à mettre dans mes oreilles pour les boucher pour ne plus entendre, je n’ai rien trouvé, j’ai trouvé du sable. Le sable, même mouillé, ne tient pas dans les oreilles. Il coule, il s’écoule, il ne tient pas, il ne bouche pas, il s’écoule, et ensuite il s’écoule sans fin. Des jours durant du sable dans mon cou.

La femme était seule. Elle racontait les siens – les chairs, les peaux, le lait de ses seins, les morts, l’horreur de la mort. À se demander comment elle pouvait parler tant, comment elle pouvait en parler. Quand elle ne parlait pas les larmes remplaçaient ses paroles. Sous la bâche personne ne pouvait supporter. Quand elle parlait les pleurs semblaient moins insupportables. Quand elle pleurait les paroles semblaient moins insupportables.
Personne ne lui a dit d’arrêter.

Silence

Et l’homme fou. L’homme fou.
Je ne vous dirai pas ce qu’il disait, je n’ai pas compris, il ne fallait pas comprendre, surtout pas.

Silence

Mon amie.
Elle chante un chant sans parole, sans mot, les modulations d’un cri devenu chant ; elle chante des heures durant, je l’écoute. Parfois le cri la prend un peu plus encore, elle se lève et danse, très lentement, comme une danse sans geste, sans pas, sans pas de danse. Parfois je danse aussi.

C’est si beau lorsqu’elle chante, si beau. Si beau qu’on peut vivre, encore. Si beau qu’il est insupportable de vivre, encore. Elle me fait vivre lorsqu’elle chante, elle me fait mal. À l’intérieur de ma poitrine, de mon thorax, l’air se gonfle, se gonfle, juste un peu trop, cela pousse, tire, l’intérieur de mon corps, tiraille. Chaque point de mon corps, à l’intérieur, chaque point en contact avec l’air entré de l’extérieur, chaque point tendu, tiraillé. La beauté de son chant, la vie, nous vivons, je sens l’intérieur de mon thorax gonflé, tout l’intérieur tiraillé de douleur et de joie, jubilation de la vie. Explosent en moi, tiraillent en moi douleur – beauté, atrocité – merveille, nous vivons. Nous vivons.

 
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