Billet d’où ? – juin 2022

 
 

Qu’est-ce que l’inspiration ?

Qu’est-ce que ces mots qui viennent à l’esprit, se déroulent en phrases, viennent on ne sait d’où ? Et pourquoi l’inspiration se poursuit-elle plus fluide lorsque je fais glisser la plume sur le papier, plutôt que taper les lettres sur les touches du clavier ?

Qu’est-ce que l’inspiration ?
En un sens simplement une forme de symptôme, ou de manifestation de l’inconscient, manifestation des quelques mécanismes psychiques qui nous régissent à notre insu.
Les idées nouvelles et pertinentes naissent ainsi – les idées fausses, absurdes, délirantes… de même. Jusque dans les réflexions et recherches scientifiques, entre connaissances établies et données de l’expérience, l’articulation soudaine d’une hypothèse est de l’ordre de l’inspiration.
Donc de l’ordre d’une forme de symptôme, de l’ordre d’une manifestation des quelques mécanismes psychiques qui nous régissent à notre insu.

Nouage intime de la grandeur et de la misère de l’être humain, de sa merveille et de son abjection. Ce n’est que cela, jusqu’à l’inspiration, un artefact des rouages du psychisme, des quelques éléments qui nous déterminent – et c’est cela !.. la poésie, l’art, la découverte (qui révolutionne le traitement d’un cancer), l’intelligence subtile d’une remarque (sur le cours de l’Histoire ou la psychopathologie du quotidien).

Le psychanalyste passe son temps à entendre ce nouage, à être témoin de lui : « ce n’est que cela » et « c’est cela !.. » dans le même mouvement.

Essai d’illustration clinique.
Allongée sur le divan elle raconte : « lorsque j’avais huit ans mes parents se sont séparés, en bons termes d’ailleurs, ma mère a laissé la maison à mon père. J’ai appris alors que mon père avait une maîtresse et un enfant d’elle, un garçon du même âge que moi. Ils sont venus s’installer dans la maison, « notre » maison. Ma chambre est devenue celle de ce garçon. Mais ce n’est pas cela qui me préoccupe, je l’ai assez bien vécu je crois, et puis c’est du passé, certains vivent des choses tellement plus terribles, ce qui me préoccupe c’est l’hyperactivité de mon fils, et mes relations amoureuses désastreuses. Avec les hommes je fais n’importe quoi, il n’y en a pas un que je rencontre avec lequel une vraie relation serait possible. » Hommes mariés, hommes instables, hommes marginaux non présentables à son père, hommes libertins, la liste est assez longue. Pourtant certains dans un premier temps semblent « bien sous tous rapports » – le premier temps est toujours court.

Elle y revient à plusieurs reprises au fil du temps, bien sûr, à sa chambre devenue celle de son demi-frère – d’abord « ben c’est assez logique, il n’y avait pas d’autre chambre disponible » – puis la blessure, puis la révolte, puis la prise de recul – « bon, j’ai compris, j’ai compris beaucoup de choses à présent, pourquoi cela ne change-t-il pas dans ma vie ? C’est vrai, il y a eu des petits changements, je voyage, je prends des cours de danse, j’ai ouvert d’autres espaces que la relation de couple, mais pour l’amour ça ne change pas ! Est-ce que cela a vraiment du sens de continuer à en parler, est-ce que cela va m’aider ? »
En parallèle elle continue à me raconter ses déboires amoureux, les répétitions d’impasses, avec des variantes : un homme puis un second l’amènent à des expériences sexuelles à trois, avec une autre femme.
Un jour elle évoque une fois de plus la séparation de ses parents, et s’ouvre soudain tout un pan caché jusque-là : mais comment est-il possible que sa mère ait si bien supporté la séparation, renoncé à sa part de la maison familiale ? La chambre de sa mère, chambre conjugale, est devenue la chambre de l’autre femme, comme sa chambre est devenue la chambre de l’autre enfant. Il est vrai que la mère avait un amant elle aussi, se rappelle-t-elle alors.. Ses parents vivaient-ils chacun sa vie, en parallèle ? Depuis quand ? Pourquoi ? Pourquoi la mère accepte-t-elle si « facilement » ? Le savait-elle déjà ? Une forme d’histoire à trois ?.. Tout un fil de questionnements commence à se dérouler..

Pourquoi à ce moment-là ? Serait-ce l’analyste qui a entendu davantage cette question, et y aurait-il eu presque de la surdité à ne pas l’entendre jusque-là ?
Serait-ce la temporalité, une temporalité nécessaire, un passage par plusieurs boucles autour de la question cruciale avant de pouvoir entendre les points sur lesquels le sujet est crucifié ?
Serait-ce un élément anecdotique de plus qui aurait permis de sortir des sillons habituels de pensée (le père a commis une injustice à son détriment et au profit des filles de sa nouvelle épouse) ?
Quelque chose bouge, quelque chose change. L’homme dont elle me parle depuis quelques mois déjà – « il est vraiment pas mal, il me plaît à peu près, mais il ne veut pas s’engager, parce qu’il a eu de mauvaises expériences par le passé » – cet homme-là finalement se montre plus présent, et elle le supporte.
L’histoire ne s’arrête pas là, pas de happy end, je ne connais pas encore la suite…

Ainsi « oui », tous ses déboires amoureux ne sont pas sans lien avec la séparation de ses parents, cette « si vieille histoire si bien vécue pourtant », et plus précisément l’emménagement rapide de la maîtresse et du fils « illégitime » dans la maison familiale (d’ailleurs elle ne se sent pas « légitime » dans la demande de plus d’attention qu’elle ne parvient pas à adresser à son père, a-t-elle répété souvent) .

Notre vie est déterminée par des éléments de cette teneur-là, et déterminée de façon tout à fait singulière – telle autre femme dont les parents ont divorcé rencontrera à quinze ans son premier amour qui restera l’unique et finira de vieillir avec elle, tous deux grabataires en maison de retraite – je ne dis pas qu’il n’y aura pas eu entre eux et entre temps quelques unes des haines et coups bas habituels…

Notre vie est déterminée par des éléments de cette teneur-là, et parfois plus anecdotiques encore, détails d’apparence accessoires…
« Ce n’est que cela », mes choix, ma vie, mon métier, le lieu où je vis, tout mon parcours ne sont que des conséquences lointaines de quelques éléments incrustés en mon psychisme. Et jusqu’à ma pensée, ma vision du monde, jusqu’à l’inspiration, déterminées par la toile ou le réseau magnétique émanant des quelques éléments incrustés.
« Ce n’est que cela », un être humain, un truc boiteux de bric et de broc, mais d’une part ce truc peut s’émanciper un peu de ses propres rouages. Et d’autre part l’inspiration, alors même qu’elle est déterminée en partie par les quelques petits rouages, ouvre des perspectives insoupçonnées, insoupçonnables.
L’inspiration, l’invention, la découverte, le voyage, l’ouverture à l’autre, la rencontre, nommez-la comme vous le voudrez.

Le psychanalyste dans sa pratique est au cœur du nouage paradoxal « ce n’est que cela » / « c’est cela !.. ».
Lorsqu’il parle de sa pratique, le nouage est mis en abîme, redoublé. Alors entre paradoxe et abîme il y a bien plus de risques de se perdre que de se faire entendre.
Redoublé parce qu’il s’agit précisément d’en parler, du nouage paradoxal et de ce qui ne peut se dire. En parler et ce ne sera jamais tout à fait cela – ce que je dis/écris n’est « que cela », et à la fois si l’inspiration me porte « c’est cela !.. » Et je n’en parle qu’à en avoir une idée (« ce n’est que cela » / « c’est cela !.. »), et ne pas la saisir, et le supporter, et parler – tout de même…

P.S. : c’est tout à fait à contre-courant de la pseudo-clarté pseudo-rationnelle exigée par le discours ambiant – et c’est précisément ce que le psychanalyste peut tenter de faire entendre aux humains d’aujourd’hui.
Si de ma place d’analyste j’ai quelque chose « à dire » au milieu du chaos et de la cacophonie du monde, c’est précisément ceci.

 
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