Billet d’où ? – avril 2022

 
 

Madame Bovary et les émoticônes ?

Nous essayons de saisir avec des mots, avec de la pensée, l’épaisseur – opaque boueuse gluante explosive lumineuse parfois – de ce que nous vivons. Nous alignons quelques mots : voici ce que j’ai vécu, voici ce que je vis.
Autant essayer de traduire Madame Bovary (version intégrale) en une série d’émoticônes.
Je me penche au bord des mots – sous mes pieds à l’intérieur de moi des abîmes d’épaisseur – vertige. Comment parvenez-vous à rester arrimé-e aux mots ? À continuer à les aligner, à construire des discours, jusqu’à des « explications » de tout, et de l’humain, et de la vie, et de la parole ? Comment ? Que faites-vous des abîmes sans fond de l’épaisseur du vivant ?

Jacques Lacan a été très clair à ce sujet :
« La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. »
Je développe une idée, une opinion, une théorie telle que je l’ai comprise : je dissèque sous vos yeux une de mes tumeurs malignes. Pierre n’est pas d’accord : il rétorque un petit morceau de métastase sanguinolente. Mais sans doute seront-ce les arguments de Jeanne qui l’emporteront : il est vrai que son cancer cérébral est d’une taille exceptionnelle – on en voit un bout qui dépasse sous son œil…

Assez de chairs et de crudité ?
La parole prolifère d’elle-même, les mots se multiplient, engendrent d’autres mots.
Cherchons une image plus élégante que le cancer, peut-être : un pas de danse en appelle un autre, lorsque l’inspiration du mouvement traverse le corps du danseur. Une courbure, une virevolte, une jambe levée haut, un ralenti, un entrechat, je fonds au sol en grand écart, les jambes se rejoignent en une rotation qui fait tournoyer le corps sur lui-même, il s’arrête, évanoui au sol, ou se relève dans une explosion soudaine d’énergie ?
Une discussion : sur la scène les causeurs-danseurs improvisent chacun quelques pas de danse ?

Qu’entendons-nous vraiment les uns des autres, que comprenons-nous « vraiment » ? Qu’est-ce qui pourrait se « comprendre » de ces espèces de danses spontanées ?
Projections et malentendus, entrelacés. Nos discussions seraient des formes de chorégraphies désaccordées, parallèles, non synchronisées ?
Comment est-il possible d’entendre quelque chose tout de même, de temps à autre ? Parce qu’il semblerait tout de même que, de temps à autre, quelque chose soit entendu…
Une danse en croise une autre, une rencontre, un entrecroisement, un frôlement, quelques pas de danse partagés – et le jeu en vaut la chandelle…?

Et parler de psychanalyse ?
À propos de psychanalyse il n’y a qu’une chose à dire, à faire entendre, à dessiner dans la vaste valse, pour que d’autres puissent continuer à faire exister la psychanalyse : l’être humain est une espèce de bric-à-brac. De la chair, des pulsions, des images, des mots, nouez cela n’importe comment – c’est en général ainsi que le nouage se fait, n’importe comment, ce qui ne veut pas dire de façon aléatoire -, et vous aurez un être humain.
À savoir cela, le psychanalyste peut écouter ce truc bizarre qu’est un être humain et l’aider parfois, à dénouer, renouer, retricoter, ramasser des morceaux, se débarrasser de pièces superflues. Ni plus. Ni moins.
Nous parlons de narcissismes, de stade du miroir, de signifiants, de sujet divisé, de métaphore du Nom-du-Père : nous brodons sur des concepts complexes – cela n’a de sens qu’à essayer de faire entendre, à travers les broderies, l’idée de fond (le bric-à-brac humain). Certains parlent de théorie ainsi – d’autres ne parlent de théorie que pour voiler l’idée de fond.
À ceux qui ont le courage de lever les voiles !..

 
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